Ceci est une version archivée de
Descimon1991 à 2010-09-06 17:14:04.
Le choix des plantes nourricières chez quelques Papilionidae et Pieridae provençaux et méditerranéens (Lepidoptera : Papilionoidea)
RESUME
Les relations entre cinq espèces de
Papilionidae (Papilio machaon, P. hospiton, P. alexanor, Zerynthia rumina, Z. polyxena) et trois espèces de
Pieridae (Euchloe crameri, E. tagis, Anthocaris euphenoides) du sud-est de la France et leurs plantes nourricières sont décrites et analysées.
Le niveau de spécificité alimentaire va de la monophagie stricte à une sténophagie chimiquement sélective. Sous un angle coévolutif, il n'est pas possible de mettre en évidence des défenses spécifiques des plantes vis à vis de leurs phytophages. En revanche, des adaptations serrées sont discernables chez ceux-ci en particulier dans la phénologie. Les espèces à large distribution, peu spécifiques alimentairement, sont plurlvoltines, les monophages univoltines et localisées; des stratégies mixtes sont observées. La taille peut être ajustée à la quantité de nourriture disponible.
Le comportement de recherche et de ponte de la femelle doit correspondre le mieux possible aux exigences des stades larvaires, ce qui implique une coadaptation précise mais qui est souvent imparfaite dans la réalité. La dépendance entre le phytophage et son hôte est double: celui-ci fournit non seulement la nourriture mais les substances de défense et l'abri. Les espèces monophages (les Zerynthia excepfées) montrent une tendance nette à l'autorégulation de leur densité, alors que les sténophages sont plus limités pa/prédation, parasitisme et infections. La compétition interspécifique est révélée chez certalOes espèces par une partition des niches en sympatrie. Dans d'autres cas, un mimétisme vraisemblablement mullérien est observé chez des chenilles d'espèces vivant sur les mêmes plantes.
MOTS-CLES : coévolution, compétition, mimétisme, phénologie, phytophagie
SUMMARY
The relations hetween 5 species of Papilionidae (
Papilio machaon, P. hospiton, P. alexanor, Zerynthia rumina, Z. polyxena) and 3 species of
Pieridae (Anthocaris euphenoides, Euchloe crameri, E. tagis) from southeastern France and their foodplants are described and analysed. The level of alimentary specificity ranges from strict monophagy to chemically selective stenophagy. Under a coevolutionary perspective, it is not possible to bring to light specific defences ofthe plants against their phytophagous
enemies. On the contrary, close adaptations are evident in the latter, particularly with respect to phenology. Species with a wide geographical range display a low foodplant specifity and are multi-brooded, while local species are monophagous or nearly so and single-brooded; mixed strategies may he observed. Egg-Iaying and foodplant research female hehaviour must he adjusted as weIl as possible to the exigences of larval stages. However, the precise coadaptations which are implied in this process are often imperfecL The dependence of the phytophagous insect towards its host is two-sided : the host provides not only food but defence
compounds and shelter. There is sometimes an adjustment hetween size and the amount of food available. Monophagous species (except Zerynthia) di~lay a marked tendency to self-regulation of their density, while those with a broader spectrum appear rather more hmited by predation, parasitism and diseases. Interspecific competition is revealed in certain species by a «character displacement» phenomenon which insures niche partition in the regions where the competing species live together. In other cases, mullerian mimicry is observed in caterpillars of species using the same foodplant.
KEY WORDS : coevolution, competition, foodplants, mimicry, phenology
INTRODUCTION
Depuis l'aube de l'Entomologie, l'inféodation des papillons à des plantes nourricières précises est bien connue. Elément descriptif
comme d'autres, ce critère a pu servir à définir des espèces, par exemple dans le genre
Colias (BERGER et FONTAINE, 1947-1948) et
Boloria (CROSSON DU CORMIER et GUERIN, 1947). Mais c'est à partir des études évolutives d'EHRUCH
et RAVEN (1964) que de très nombreux travaux ont vu le jour, en particulier sur les
Heliconius (BENSON et al., 1976), les
Papilio (SCRIBER, 1988) et les
Euphydras (SINGER, 1971, 1983; RAUSHER, 1982; MAZEL, 1986). Les facettes du problème sont multiples : moyens de défense des plantes et mécanismes adaptatifs développés par les Lépidoptères pour
les vaincre et éventuellement les utiliser à leur profit; aspects divers de la compétition interspécifique entre les phytophages, bien entendu, mais aussi entre les plantes; coadaptations internes, en particulier entre le stade qui choisit la plante nourricière et celui qui l'utilise; retentissement du choix de la plante nourricière sur la structure des populations, dans l'espace ("races
écologiques") et le temps. Tous ces problèmes sont liés au concept central de coévolution, introduit en 1964 par EHRLICH et RAVEN. Il en découle des questions auxquelles j'essaierai ici d'apporter, dans un cadre taxonomique et géographique restreint, des éléments de réponse : peut-on mettre en évidence des modifications adaptatives clairement induites chez les plantes par l'action de leurs phytophages ? Peut-on réciproquement déceler l'influence des particularités écologiques, physiologiques et
biochimiques des plantes-hôtes sur les Lépidoptères qui leur sont liés ? Peut-on discerner des interactions coévolutives entre des Insectes partageant au moins partiellement des plantes nourricières ? Le présent article est avant tout une réflexion critique sur ces problèmes, combinant des données de la littérature et une partie des résultats d'une quarantaine d'années (1950-1991) d'observations de terrain et d'élevages, effectués sur des espèces de papillons diurnes du sud-est de la France.
MATERIELS ET METHODES
Les données originales présentées ici sont le résultat d'observations effectuées en Provence, dans les Alpes Maritimes, la Corse, le bassin de la Durance, le Languedoc, le Massif Central, les Pyrénées-Orientales et l'Espagne. Dans un premier temps, la période couverte était limitée à une partie des mois de mars et d'avril mais, depuis 1979, elle s'étend à toute l'année en Provence (spécialement dans le massif de la Sainte Baume). Toutes les espèces étudiées ont été élevées plusieurs fois et souvent en nombre considérable, soit à partir de femelles capturées dans la nature, soit à partir de larves découvertes à divers stades sur leurs plantes nourricières. La majorité des élevages a eu lieu dans les conditions ambiantes de la région marseillaise, mais la
détermination de la sensibilité photopériodique a été réalisée dans des étuves conditionnées. L'inhibition de la diapause a été effectuée grâce à une alternance de 16 heures de lumière (4 tubes néon «Blanc Brillant de Luxe» 40 à 70 cm au dessus des cages) à 25° Cetde 8 heures d'obscurité à 17" C. Pour son induction, une alternance de 8 heures de jour à 20° C et de 12 heures de nuit à 15° C a été utilisée.
RESULTATS
1. La spécificité chez les Papilionidae
La structure taxonomique de cette famille montre un parallélisme frappant avec le choix
des plantes nourricières : certaines lignées sont liées aux Aristolochiacées, d'autres aux Ombellifères et Rutacées, d'autres aux Fumariacées, par exemple, fait déjà noté par EHRLICH et RAVEN (1964). Nous nous limiterons aux deux premières.
1.1. Le genre Zerynthia Ochsenheimer
Ces papillons représentent en Europe le groupe inféodé aux Aristoloches. Ce sont des reliques tertiaires à distribution bipolaire: une espèce,
Z. polyxena (SCHIFFERMULLER, 1775), est ponto-méditerranéenne, l'autre,
Z. rumina (Linnaeus 1758), atlanto-méditerranéenne. Elles cohabitent largement en Provence. Dans les zones basses de notre région, une partition bien nette
des niches écologiques est observable :
Z. rumina s'inféode à
Aristolochia pistolochia L. (Aristolochiacées), plante des garrigues (commune aussi dans l'Estérel), où ce papillon est assez abondant (spécialement après les incendies, qui provoquent la prolifération des plantes nourricières).
Z. polyxena se cantonne à
A. rotunda L., liée aux fonds de vallées, en particulier
en présence de Cannes de Provence. Cette différence fait que les deux espèces ne cohabitent pas mais peuvent voisiner et très rarement s'hybrider (DESCIMON et MICHEL, 1989). Une situation différente et bien plus intéressante est observable dans le bassin moyen de la Durance, vers 1000-1200 m d'altitude (DROIT, 1951; MICHEL, observations non publiées) : les deux espèces occupent exactement le même habitat, une chênaie blanche rocailleuse et vivent toutes deux sur
A. pistolochia. En plaine, les adultes de
Z. polyxena ont une période de vol un peu plus précoce que ceux de
Z. rumina, mais avec un recouvrement notable. Les populations d'altitude sont beaucoup plus décalées ; non seulement
Z. polyxena vole plus tôt, mais ses chenilles ont presque fini leur croissance quand les femelles de
Z. rumina pondent. Dans les régions où elles ne sont pas en sympatrie,
les deux
Zerynthia sont plus généralistes ; on trouve des populations de
Z. rumina dans des lieux humides au Maghreb et des
Z. polyxena sur des pentes arides en Grèce. Elles utilisent la plupart des espèces d'Aristoloches disponibles. Ces observations seront l'objet d'une publication plus détaillée (DESCIMON et MICHEL, en préparation). On notera qu'il ne semble y avoir aucun contrôle de la quantité d'œufs pondus sur une plante par les femelles ; nous avons même relevé une fois presque 50 œufs de
Z. polyxena sur une seule
A. rotunda, à proximité d'autres plantes où aucun œuf n'était déposé, et ceci apparemment parce que la première était sur une trajectoire de passage. En captivité, les femelles sont capables de couvrir d'œufs une surface foliaire très limitée.
1.2. Le genre Papilio Linnaeus
Ces Lépidoptères sont en majorité inféodés aux Ombellifères, aux Rutacées et, pour quelques populations d'Asie centrale et des Etats-Unis, à des Armoises ; il n'y a pas de parenté rapprochée entre ces trois taxa végétaux, mais une parenté chimique, par les huiles essentielles, on n'oubliera pas à Marseille la similitude entre absinthe et pastis. Trois espèces sont présentes en France du Sud-Est.
a)
P. machaon Linnaeus 1758 est l'élément ubiquiste, à populations ouvertes (WIKLUND, 1975) en plein optimum de son aire. En Angleterre, il est strictement inféodé à
Peucedanum palustre Moench (Apiacées) et localisé à quelques marécages. De la même manière, en Suède, il utilise préférentiellement
Peucedanum palustre et
Angelica sylvestris L. (Apiacées) (WIKLUND,
1973 et 1974). Dans l'Europe moyenne, il est franchement polyphage, se nourrissant de plusieurs espèces d'Ombellifères, y compris
Daucus carota L. - au point d'être parfois considéré comme nuisible - et de Rutacées herbacées :
Ruta graveolens L. et
Dictamnus albus L. (FRIONNET, 1906) ; nous avons parfois observé des chenilles sur la première de ces Rutacées à Paris,
dans le jardin de l'Ecole Normale Supérieure, ce qui en dit long sur les capacités de dispersion de l'espèce. En Provence, le papillon est polyphage, mais avec des préférences marquées : la plante nourricière régulière semble être
Laserpitium gallicum L., grande Ombellifère des garrigues, mais
Ruta angustifolia Pers. est également utilisée (NEL, 1988); à l'heure actuelle, l'envahissement des friches par
Foeniculum vulgare L. (Apiacées) offre une biomasse importante au Machaon dans les zones rudéralisées, y compris à l'intérieur de Marseille ; les cultures de fenouil sont d'ailleurs parfois attaquées. Dans le Briançonnais,
le même
Laserpitium est utilisé dans les régions basses, alors que c'est, entre autres (il y aurait une étude à faire),
L. siler L. qui est consommé au Lautaret. Le comportement de ponte des femelles est nettement spécifique ; dans nos élevages, des
individus capturés dans les garrigues refusent de pondre sur une autre plante que
Laserpitium gallicum, alors que d'autres venant de zones urbanisées pondent massivement sur le fenouil. La spécificité n'est pas toujours aussi accusée. Des observations incidentes faites lors de croisements effectués dans d'autres buts indiquent qu'un déterminisme génétique net existe pour ces préférences. La spécificité est bien plus basse pour les chenilles ; néonates, elles acceptent toutes sortes d'Ombellifères et de Rutacées - y compris des plantes exotiques comme
Choisya ternata H. B. & K. (Rutacées) -, aussi bien en Suède (WIKLUND, 1973, 1981 et 1982) que dans la région parisienne et en Provence. Plus tard, en L3, elles préfèrent les plantes auxquelles elles
ont été habituées, voire refusent toute autre espèce. La valeur alimentaire de ces différentes plantes est loin d'être équivalente et une mortalité très variable affecte les lignées (WIKLUND, 1975). Il est néanmoins tout à fait exclu que des écotypes différents, liés à des plantes différentes, puissent coexister en Provence, tant est grande la vagilité des papillons. Cette éventualité est
également rejetée par WIKLUND (1975). Très répandue, l'espèce est peu dense, au point qu'il est difficile d'en collecter assez d'individus pour des électrophorèses. Ce n'est assurément pas la quantité de nourriture disponible qui est la cause primaire de cette rareté ; prédation, parasitisme, pathologie doivent jouer un rôle important. Les chenilles sont aposématiques et repoussent certains prédateurs (Oiseaux, Lézards,
NEL, J., 1988. Notes et observations biologiques. Alexanor, 15, 278-281.
NEL, J., et CHAULIAC, A. (1983). Une nouvelle sous-espèce de Papilio alexanor Esper isolée dans la Provence méridionale. Alexanor, 13, 16-20.
RAUSHER, M.D. (1982). Population differenciation in Euphydryas editOO butterflies : Larval adaptation to different hosts. Evolution, 36, 581-590.
RECHE, C. (1978). Opopanax chironium Koch
plante nourricière de Papilio alexanor Esper.
Entomops,45,145-147.
ROTHSCHILD, M., von EUW, J. and REICHSTEIN,
R.T. (1972). Aristolochic acids stored
by Zerynthia polyxena. Insect Biochem., 2,
334-343.
SCRIBER,J.M. (1988). Tale of the Tiger: Beringial
Biogeography, Binomial Classification,
and Breakfast Choices in the Papilio glaucus
Complex ofButterflies. In «Chemical Mediation
ofCoevolution» (K.C.
SpencerEd
.), pp.
241-301. Academie Press, New York.
SHAPIRO, A.M. (1970). The role ofsexual behavior
in density-related dispersal ofPierid butterflies.
Am. Nat., 104, 367-372.
SHAPIRO, A.M., (1980). Egg-Ioad assessment
and carryover diapause in Anthocaris (Pieridae).
J. Lepidopterists' Soc., 34,307-315.
SHAPIRO, A.M. (1981a). The pierid red-egg
syndrome. Am. Nat. 117,276-294.
SHAPIRO, A.M. (1981b). Egg-mimics of Streptanthus
(Cruciferae) deter oviposition by Pieris
sisymbrii. Oecologia, 48, 142-143.
SHIELDS, O. (1967). Hilltopping. 1. Res.
Lepidoptera, 6, 69-178.
SIMMONS, A. (1927). Field notes in Corsica.
Entomoi. 60, 49.
SINGER, M.C. (1971). Evolution of foodplant
preferences in the butterfly Euphydryas editOO.
Evolution, 25, 383-389.
SINGER, M.C. (1983). Determinants of multiple
host use in a phytophagous insect population.
Evolution, 37, 389-403.
SUC, J.P., (1985). Le climat méditerranéen: une
particularité de toujours? La Recherche, 16,
87-89.
THOMPSON, lN., WEHLING, W., and
PoOOLSKY
,
R. (1990). Evolutionary genetics of host
use in swallowtail butterflies. Nature, 344,
(6262), 148-150.
WIKLUND, C., (1973). Host plant suitability and
the mechanism of host selection in larvae of
Papilio machaon. Ent. exp. & appl., 16,232242.
WIKLUND, c., (1974). Oviposition preferences
in Papilio machaon in relation to the host
plants of the larvae. Ent. exp. & appl., 17,
189-198.
WIKLUND, C. (1975). The evolutionnary relationship
between oviposition preferences and
larval host range in Papilio machaon L.
Oecologia, 18, 185-197.
WIKLUND, C. (1981). Generalist vs. specialist
oViposition behavior in Papilio machaon (Lepidoptera)
and functional aspects of the hierarchy
ofoviposition preferences. Oikos, 36,
163-170.
WIKLUND, C. (1982). Generalist versus specialist
utilizatio of host plants amongst butterflies.
Proc. 5th Symp. Insect-plants relationships,
Wageningen. pp. 181-191.
WIKLUND, C. (1984). Egg-Iaying patterns in
Butterflies in relation to their phenology and
their visual efficiency and abundance of their
host plant. Ecology, 63, 23-29.
WIKLUND, C. et AHRBERG, C., (1978). Host
plants, nectar source plants, and habitat selection
of males and females of Anthocaris cardamines
(Lepidoptera). Oikos, 31, 169-183.
WILLIAM, K.S, and GILBERT, L.E. (1981). Insects
as selective agents on plant vegetative
morphology : Egg mimicry reduces egg laying
by butterflies. Science, 212, 467-468.