Histoire de la chiroptérologie en Languedoc-Roussillon
Dans le cadre de ce premier atlas, il a paru intéressant de resituer les principales étapes historiques de la connaissance sur cet ordre, concernant la région Languedoc-Roussillon.
Et dans un monde de communication et de sciences, où l'on a l'impression que l'on sait presque tout sur tout, il convient de rappeler tout d'abord la jeunesse historique du naturalisme.
HISTORIQUE DE LA "CHIROPTEROLOGIE"
Si les premières bases de la taxonomie sont posées par Aristote (-384 à -322 av J.C.), elles ne diffuseront qu'après l'invention de l'imprimerie par GUTEMBERG, en 1500.
La Renaissance est aussi la période où les premières grandes Universités européennes jouent pleinement leur rôle de creusets de la connaissance. D'une façon générale, la Science et l'Art secouent, à cette époque, le joug de la Scolastique et l'hégémonie de la pensée religieuse sur l'observation du réel. Une sorte de "crise pubertaire de la science"! Mais réapprendre à observer le réel sans ce filtre fut un travail de longue haleine.
Durant les deux cents ans qui suivent, les naturalistes et scientifiques emmagasinent des données nombreuses, plus ou moins partielles, plus ou moins dégagées de cette gangue, préparant ainsi cette période clé de la connaissance que sera le XVIIIème, en particulier dans sa seconde moitié : la "Majorité des sciences".
Ainsi, en 1682, J. RAY propose la première définition acceptable de la notion d'espèce, qu'elle soit animale ou végétale.
Ce qui permettra à LINNE (1707 - 1778), au siècle de l'Encyclopédie, d'arrêter les principes de la nomenclature binomiale et d'offrir dans son "systema naturae" le premier système de classification des êtres vivants de toute origine géographique (10 volumes !).
Parallèlement, BUFFON rédige son"Histoire naturelle" (44 volumes !), posant les bases d'une biogéographie des espèces.
La quasi totalité des outils que les naturalistes manient aujourd'hui ont été forgés entre 1750 et 1800.
Mais il reste à les utiliser ! LINNE lui-même ne distingue d'abord que deux espèces européennes parmi les sept décrites pour l'ensemble de la planète !: la "grande" (un grand Myotis) et la "petite" (Pipistrelle sp); puis il nommera la Noctule (sp.) et décrira la Sérotine commune et l'Oreillard roux.
Aussi ce n'est pas un hasard si c'est de cette époque que datent les noms que les naturalistes français utilisent encore aujourd'hui pour désigner bon nombre de nos espèces de chauves-souris : Daubenton (1716-1800) qui en décrit sept européennes, Savi (1798-1871), Kühl (1797-1821), Leisler (1772-1813), Bechstein (1757-1822), Natterer (1787-1843), Schreiber (1775-1852), Blasius, Brandt (1802-1879), Méhély (1862-1953), Capaccini (1784-1845), Cestoni (1637-1718), Blyth (1810-1873), qu'ils soient descripteur d'espèce ou objet d'un hommage par ceux-ci ?
Ce premier siècle de la chiroptérologie est d'abord consacré à une effervescence de la systématique.
EUROPE : chronologie de la description des espèces
(date - auteur - espèce)
1758 - LINNE : Eptesicus serotinus, Plecotus auritus.
1774 - SCHREBER : Rhinolophus ferrumequinum, Eptesicus serotinus, Nyctalus noctula, Pipistrellus pipistrellus, Barbastella barbastellus;
1780 - SCHREBER : Nyctalus lasiopterus;
1797 - BORKHAUSEN : Myotis myotis
1800 - BECHSTEIN : Rhinolophus hipposideros
1806 - GEOFFROY : Myotis emarginatus
1814 - RAFINESQUE : Tadarida teniotis
1817 - KUHL : Myotis daubentonii, M. mystacinus, M. nattereri, M. bechsteinii, Nyctalus leisleri, Pipistrellus kuhlii, Miniopterus schreibersii;
1829 - FISCHER : Plecotus austriacus;
1837 - BONAPARTE : Myotis capaccinii, Hypsugo savii;
1839 - KEYERLING & BLASIUS : Pipistrellus nathusii
1853 - BLASIUS : Rhinolophus euryale
1857 - TOMES : Myotis blythii
1901 - MATSCHIE : Rhinolophus mehelyi
1966 - PETERS : Rhinolophus blasii
En 1858, un siècle après LINNE, ce sont ainsi environ 330 espèces qui sont identifiées dans le monde; seules deux espèces de la faune européenne ne sont pas encore décrites de façon claire : les Rhinolophes de Méhély (1901) et de Blasius (1966).
Le cap des 900 espèces connues est passé dans la première décennie du XXème siècle. Pour environ 1150 actuellement décrites.
La chiroptèrologie est née, au XIXème siécle, par le fait que l'on a commencé à nommer ces espèces en les différenciant, certes avec plus ou moins de bonheur, mais il n'y a plus qu'améliorer ce qui est déjà.
Il s'agit de ce que l'on pourrait nommer "la première vague", celle où la préoccuppation de la systématique domine largement; et cette période va durer jusqu'au milieu du XIXème siècle, non sans quelques prolongements dans sa seconde moitié et dans le XXème.
Pourquoi rappeler ces diverses références historiques ? Pour montrer que nos outils actuels sont bien récents (à peine 200 ans) au regard de l'évolution des chauves-souris elles-mêmes (50 millions d'années). Et que la connaissance ne peut être qu'évolutive, perfectible. Apporter notre petite pierre à cet édifice, au travers de cet Atlas, s'insère donc dans une histoire, ou plus exactement dans des histoires.
Histoire de la science, nous l'avons vu; histoire de la protection de la nature, qui repose sur la première mais la dépasse et histoire d'une culture, forcément, avec ses variations régionales.
Ce qui nous amène à analyser ce que nous savons de l'histoire de la "chiroptérologie régionale".
UNE CHIROPTEROLOGIE REGIONALE
DE 1840 A 1900 : LA REGIONALISATION DU SAVOIR
En effet, une fois la base de ces outils systématiques mise au point, et la biogéographie des principales espèces dessinée à grands traits, les naturalistes régionaux pouvaient se mettre au travail et alimenter la connaissance : la deuxième vague de naturalistes...! Toujours préoccuppés d'abord par la systématique, mais au travers d'une approche plus localisée, régionale.
En Languedoc-Roussillon, le premier fut chronologiquement CRESPON qui publia en 1844 sa "Faune méridionale", incluant 17 espèces de chauves-souris.
Tirés au fusil, abattus à coup de bâtons, ramassés à l'épuisette (le naturalisme est encore un peu barbare !), les spécimens sont décrits, ce qui a l'avantage de pouvoir encore de nos jours faire une lecture critique de ses déterminations.
L'identification des espèces est faite sur la base de travaux de LINNE, GEOFFROY (SAINT HILAIRE) pour huit espèces, NATTERER et LEISLER pour deux,...et lui-même, pour sept nouvelles espèces (?) en tant que descripteur. Avec visiblement des erreurs d'attributions. En réalité, il semble décrire 14 espèces (ou groupe d'espèces jumelles).
Y sont mentionnées de façon quasi-indiscutable la présence des deux Rhinolophes (grand et petit sous les noms de R. uni- et bi-hastatus, les deux autres n'étant pas encore décrits), du grand Myotis (M. myotis/blythi, la différence n'est pas encore établie, sous le nom de "Vespertilio murinus"), du Murin à oreilles échancrées (sous le nom de "V. rufescens"), du Murin à moustaches ("V. mystacinus"), du Minioptère de Schreiber ("V. schreibersii"), de la Noctule commune ("V. noctula"), de la Sérotine commune (sous trois noms : "V. palustris", "serotinus" et "incisivus"!), de la "Pipistrelle" (commune/Kühl, sous le nom de "V. pipistrellus") et de l'"Oreillard"("P. auritus", mais plus vraisemblablent P. austriacus).
Au vu des descriptions assez précises qu'il donne, et de nos connaissances actuelles, on peut rattacher son "V. emarginatus" à Myotis blythi; et surtout quatre autres espèces réelles : Murin de Daubenton ("V. lanatus"), Murin de Capaccini ("V. pellucens"), Murin de Natterer ("V. latipennis"), et le Vespère de Savi ("V. nigrans").
GERVAIS, du Muséum de Paris, en 1854, dans son "Histoire Naturelle des Mammifères" reprend deux de ces "nouvelles espèces" pour tenter de les rattacher à des espèces déjà décrites. Mais il faudra attendre 1879, et les échanges aigres-doux (dans les pages du "Naturaliste") entre le Dr TROUESSART et Z. GERBE à ce sujet, pour commencer à éluder ce problème de réattribution spécifique.
DEPERET produit, en 1878, un "essai sur les Chiroptères du Département des Pyrénées Orientales", et M. DE SERRES travaille sur le département de l'Hérault à la même époque. Mais nous n'avons pas pu consulter ces travaux. Nous savons qu'ils font mention, pour la première fois dans la région, de la Barbastelle, de la Pipistrelle de Nathusius et d'un nouveau Rhinolophe : clivosus (en réalité le Rhinolophe euryale).
VIGUIER, qui publie, en 1879, "les Chiroptères de l'Hérault et du Gard" reprend toutes ces données, en même temps que TROUESSART qui sort sa "Revue synoptique des Chéiroptères d'Europe", qui fait une première synthèse sur la systématique de ces espèces, avec encore quelques petites erreurs.
La comparaison entre les deux documents est intéressante. Alors que TROUESSART distingue bien les trois Pipistrellus et le Vespère (certes sur la base de critères difficiles à utiliser), VIGUIER maintient l'ensemble des Pipistrelles et Vespère en une espèce unique, n'en faisant que des variations locales de celle-ci. Mais la Pipistrelle de Kühl est mentionnée.
Si TROUESSART distingue bien aussi les trois Myotis, daubentoni, dasycneme et capaccinii, dans sa clé, il semble s'emmêler quelque peu dans son application, attribuant un "dasycneme" dans les environs de Nîmes (on sait maintenant qu'il s'agit d'une espèce nordique), et ceci pour un animal qui s'est avéré être un Daubenton; et attribuant le V. pellucens de Crespon à M. daubentoni alors qu'il s'agissait d'un Capaccini!
Cette comparaison des deux documents fait aussi apparaitre que si la différence théorique entre les Myotis emarginatus, nattereri et mystacinus est établie, l'utilisation des critères retenus semble beaucoup plus aléatoire.
De l'importance des outils utilisés pour la diffusion de la connaissance.!
En 1889, SIEPI qui ne travaille pas directement sur le Languedoc-Roussillon, mais sur les Bouches du Rhône et le Var, fait un point sérieux sur la systématique des espèces méridionales, confirmant l'existence du Murin de Capaccini en France (1878) et parlant pour la première fois du Molosse de Cestoni et du Murin de Bechstein dans le sud, distinguant enfin les trois Noctules (soixante-dix ans après leur description !), dont la Leisler pour notre région (dans les P.O.).
Par contre l'absence d'Hypsugo savii et de Myotis emarginatus dans son inventaire, est surprenante.
En 1894, REGUIS confirme, pour le Gard, le Vespère de Savi
LA PREMIERE MOITIE DU XX éme SIECLE : LA STABILISATION DU SAVOIR
Pour autant que nous puissions fixer des dates charnières, nous entrons dès lors dans la "troisième vague"; la systématique des espèces est à peu près en place et utilisable, enrichie par les apports des naturalistes régionaux; l'objectif principal devient maintenant de poser des bases solides à une biogéographie des espèces, en plus de fixer, à quelques exceptions près, les termes de notre systématique actuelle.
En 1913, c'est A. HUGUES, en liaison avec Ch. MOTTAZ, zoologiste de Genève qui établit une liste commentée des Chiroptères du Gard, comptant toujours 17 espèces. La systématique commence à se clarifier, en particulier celle des Rhinolophes où les quatre espèces sont mentionnées pour la région (le Méhély pour la première fois); mais on notera encore la disparition de "Pipistrellus savii", l'absence de Myotis nattereri, Tadarida teniotis, la confusion entre les deux Plecotus et les deux grands Myotis, et la nouvelle mention surprenante de Myotis dasycneme !
Et une seule Noctule, la commune, est mentionnée.
En 1927, HUGUES confirme la présence du Murin de Natterer dans la région (dans le Gard).
RODE et HEIM DE BALZAC font le point, en 1932, sur les Noctules de France, distinguant les trois espèces : commune, de Leisler et géante.
LAURENT publie, en 1941, un rapport sur une mission d'étude sur la biologie des chiroptères dans le Midi de la France. Reprenant cette distinction et citant les trois espèces pour notre région, en plus de Provence-Côte d'Azur.
LA SECONDE MOITIE DU XX ème SIECLE : VERS LA BIOLOGIE DES ESPECES
Et il faut attendre les années 50 avec d'abord CANTUEL (1949) dans le massif central, et surtout entre 1958 et 1965, pour voir une nouvelle vague de naturalistes s'intéresser à nos chauves souris. Ce que j'appellerai la quatrième vague, celle de l'étude de la biologie de ces espèces.
La technique du baguage est en vogue, pratiquée par ces nouveaux spéléologues. L'objectif fédérateur est l'étude des déplacements des animaux. Centrés essentiellement sur les sites souterrains, leurs travaux permettront de commencer à dégager quelques modes d'occupation des cavités en fonction des saisons, et de souligner la fragilité des colonies.
Ils ont toutefois l'inconvénient de ne porter que sur les espèces visibles en grottes.
Ce sont, pour notre région, R. DUCKERT à Florac, R. JEANTET à Nîmes et H. SALVAYRE à Perpignan, et de façon connexe, C. FAUGIER à Privas ,P. GALLOCHER et G. GUIRRAMAND dans la région de Marseille, ainsi que J. COLOMBIER dans le Var. Pour ne nommer que les auteurs dont nous avons réunis la plupart des données; que les autres nous excusent de leur ommission.
En 1961, KÖNIG fait une synthèse assez complète sur le Gard, dans sa partie comprise entre les Gorges du Gardon et le littoral.
Il distingue les deux grands Myotis (oxygnathus = blythi et myotis), les deux Plecotus et cite enfin la capture du Molosse de Cestoni, par ISSEL un an plus tôt, près du Pont du Gard.
La charnière avec la dernière vague, la nôtre, se situe en 1978, avec le rapport de Mr BROSSET, sur l'évolution des populations de chauves-souris en France, proposant des recommandations en vue de leur protection.
L'objectif n'est plus la seule connaissance, la priorité va à la protection, la connaissance n'étant qu'un outil et une condition sine qua non de celle-ci.
LE DEBUT DU XXI ème SIECLE : L'APPORT DES NOUVELLES TECHNOLOGIES
Récemment, plusieurs nouvelles espèces ont été rajoutées à la liste des 25 espèces présentes dans notre région et celle que nous utilisions il y a quelques années.
Les progrès en matière de détection acoustique ont ainsi permis d'apporter des données inédites, confirmées par capture, sur la Grande Noctule, la Sérotine bicolore, la Pipistrelle pygmée et le Murin d'Alcathoe. Pour les deux dernières espèces, c'est l'apport de la biologie moléculaire qui a permis de les mettre en évidence en France, avant de savoir les déterminer visuellement et acoustiquement.
Enfin, en 2008, après la mise en évidence génétique du Murin d'Escalera, proche du Murin de Natterer, au Maroc et en Espagne, des soupçons sur sa présence dans les Pyrénées-orientales, fort d'observations de groupes coloniaux en cavité, se sont soldés par la confirmation d'Alowen Ewin sur la base d'analyses génétiques.
La liste actuelle du Languedoc-Roussillon se porte donc à 29 espèces en attendant de nouvelles découvertes comme le Murin de Brandt ou l'Oreillard montagnard, présents en PACA.
CONCLUSIONS
Si nous nous sommes livrés à cet exercice de synthèse des données historiques régionales, c'est que nos connaissances actuelles ne représentent qu'une étape vers la compréhension d'un domaine, en l'occurrence celui des chauves-souris de notre région. Et il est nécessaire de se situer dans l'évolution de cette connaissance pour pouvoir envisager la suite au travers de l'identification des lacunes actuelles (et des acquis encore"flous") et de celles qui peuvent être résorbées par nous, dans le cadre de nos propres contraintes.
Ce qui peut rendre l'exercice difficile, c'est que la situation des populations de chiroptères n'est pas figée, en particulier en fonction des interventions de l'Homme, y compris sous la forme d'études sur ces peuplements (nous y reviendrons dans le chapitre suivant). Et la distinction entre l'évolution de la connaissance et celle de l'objet de la connaissance n'est pas forcément simple à réaliser.
Plus précisément, nous revivons chacun, au fil de notre propre expérience, les mêmes hésitations, voire les mêmes erreurs, en particulier dans la diagnose de certaines espèces dites jumelles, que celles retracées dans cet historique. Surtout dans la mesure où nous ne travaillons que sur des animaux vivants que nous nous refusons de manipuler ou durant seulement quelques minutes avant de les relâcher.
En outre et pour autant que l'on soit capable de savoir de quelle espèce il est question, il est parfois fait mention, dans cette bibliographie, des gîtes, des époques, et des effectifs rencontrés et que ce sont précisément ces renseignements qui sont précieux. Ils permettent en effet des comparaisons avec les observations actuelles, ce qui dégage les tendances d'évolution des colonies si ce n'est des populations.
Texte : Jean Séon (Garde moniteur au Parc national des Cévennes, longtemps coordinateur régional pour le groupe chiroptères) complétés par Thierry Disca pour la dernière partie sur les nouvelles espèces.